CELINE MAYEUR, ECRIVAIN

Terreur Maternelle

Le pire cauchemar que puissent faire les parents.

Vous voulez trembler ? Lisez-moi! 

 

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Terreur maternelle

 

 

C’était une nuit mystique dans sa robe de fourreau saphir, sertie du diamant scintillant des étoiles.

D’un froissement de jupe, les cheveux épars je me penchais à son chevet. Les yeux emplis d’amour, profondément émue par l’angélique créature emmaillotée dans ses couvertures, je me faisais cette immuable réflexion : Ce petit être de deux ans, c’est bien mon fils.

Il fallait que je me convainquisse, tellement cette maternité m’avait semblée extraordinaire. Pas le temps de souffler après neuf mois de grossesse  et il s’était affleuré de la brume de mon existence comme un soleil princier.

Les plus belles choses de la vie apparaissent pour les tempéraments saturniens comme des cadeaux inespérés,  une cagnotte gagnée de manière hasardeuse par un joueur néophyte.

J’étais surprise ce soir-là par l’éblouissante sérénité de mon enfant sans défense, allongé sur le dos, les bras écartés et la bouche ouverte comme pour boire la limpide clarté de cette nuit de pleine lune. Tel un macrophage, il semblait déterminé à chasser les cauchemars comme de vulgaires microbes. Ses doudous : un éléphant et une souris en peluche siégeaient de part et d’autres de son corps chaud comme les gardiens de son sommeil.

Je lui murmurais des déclarations d’amour en caressant sa joue et ses cheveux extrêmement doux.

Je me rendais ensuite près du lit de ma fille, parée comme une princesse dans une chemise de nuit à rubans et serrant tout contre elle une poupée. Son lit était suffisamment large pour que je pusse m’enfouir dans ses draps sans craindre de l’éveiller. La petite n’était pas amarrée aux berges de son sommeil.  Elle me guettait en ouvrant un œil puis se rassérénait en resserrant mon étreinte.

Après m’être glissée hors de son lit, je la bordais amoureusement. Je pénétrais dans ma chambre pour préparer mon coucher. Déjà alité, mon cher mari maugréait contre ma savante lenteur.

C’était chaque nuit le même rituel : Le lait démaquillant appliqué à l’aide d’un disque de coton sur le visage et le cou, puis la lotion tonifiante. Ensuite les gouttes instillées dans les yeux, les gouttes pulsées dans les narines et le stick de beurre de cacao sur les lèvres.

A la lueur de la lampe du couloir, pour ne pas importuner mon homme avec la lampe de chevet, je retirais mes vêtements avant de coller mon corps froid contre le sien. Il râlait et d’un rire puéril je m’en amusais.

Je me remémorais les événements de ma journée, qui étaient, en y réfléchissant  tout à fait banals. C’était d’ailleurs cette routine rassurante que j’affectionnais.

Réveil à sept heures et demie. Une demi-heure d’émergence par vagues tièdes sous la couette en lisant une biographie historique. A huit   heures je jonche le sol encore frais, je chausse mes ballerines et m’habille dans la salle de bain. Je choisis une robe marron décolletée et ample aux manches boutonnées. Je pommade mes cuisses avant d’enfiler mes jarretelles puis je me coiffe : la raie sur le côté, une barrette antique, les cheveux qui bouclent un peu et frottent mes épaules et mon cou.

A huit heures et quart, je suis comme d’hab : à la bourre. Je bâcle mes derniers préparatifs, pourtant un de ceux que je préfère : mes petites illusions de princesse quand je m’installe à ma coiffeuse au milieu de ma collection de parfums. J’orne ma personne de mes boucles d’oreilles, de mes bagues et de mes bracelets. Je me parfume d’une fragrance poudrée et fleurie. Pas le temps de me maquiller avec des fars et des poudres, je vais à l’essentiel : lait, lotion, beurre de cacao, rouge à lèvres, crayon khôl et mascara. 

A huit heures dix-huit, je marche sur la pointe des pieds dans la chambre de mes enfants : chose tout à fait stupide puisque je me penche à leur chevet pour les éveiller de ma voix douce et de mes mains glacées.

Ma princesse est comme à son habitude réveillée avant son petit frère. C’est donc elle que je prépare en premier. Elle choisit sa robe, elle rouspète un peu parce que nous ne sommes pas d’accord sur le choix du pull. Ensuite je la coiffe et je la parfume.

A huit heures vingt-deux,  mon fils s’étire et se retourne inlassablement. Je le trouve irrésistible et le regarde benoitement en ayant tout de même, au coin de ma tête, cette crainte d’être en retard. Je cesse son ravissant manège, le jugeant suffisamment étiré. Il est chaud comme sortant du four. Ses joues sont rosées et appétissantes. Direction la salle de jeu où j’installe le bébé sur la table à langer. Je le prépare en partageant avec lui et sa sœur des paroles enfantines. Souvent nous chantons jusqu’à ce qu’un de nous en ait assez et s’écrie : je veux du silence maintenant ! Ma fille le prononce avec un accent du sud, moi avec un accent pointu et mon fils zozote de sa voix de bébé : « Assez » en plaçant sa petite main sur ma bouche.

A huit heures trente : petit déjeuner, je m’active comme juchée sur des patins à roulettes pour servir le lait chaud aux enfants. Pour moi un thé. On grignote de la brioche puis on file au garage en ouvrant la porte aux chats. 

J’installe les enfants sur les sièges auto, je me place et allume la radio. Ma fille réclame sa musique préférée et je cède de bonne grâce à son petit caprice.

Je porte le cartable de ma fille d’une main et de l’autre je donne la main à mon fils encore petit, à la démarche hésitante. Ma fille l’encourage à aller plus vite en activant la marche et en sautillant, l’entraînant  par la main.

A l’école, il fait chaud. Le radiateur fonctionne bien, ce n’est pas comme à la maison. Je prends un bain de chaleur avec mes petits dans le couloir en abordant un sourire affable à l’adresse du personnel, des enfants et des parents. Mon fils ne fait qu’accompagner sa sœur mais ces quelques minutes passées dans l’enceinte de l’école, l’acclimate. Elles sont une routine sécurisante au côté des tatas souriantes et attentionnées. Bientôt, il ne rentrera plus avec moi à la maison pour passer une heure dans mes bras ou à mes pieds avant la sieste matinale. Il s’affairera aux côté de sa sœur dans les ateliers lecture, lego, dînette. Pour le moment, il tend la joue à sa sœur pour qu’elle l’embrasse. Je la serre tout contre moi et lui dis : « à tout à l’heure ».

Elle se faufile à pas de fourmis dans la classe dans l’intention polissonne de surprendre sa maîtresse.

Je zyeute avec un petit pincement au cœur, le siège vide puis souris en observant mon fils dans le rétroviseur. Il se dandine à l’écoute de la musique. Je le mets à l’aise dans la maison, lui offre la part de brioche qu’il n’avait pas terminée et on s’installe tous les deux sur le canapé avec les chats. Dina est pleine, je sens les bébés s’agiter dans son ventre tout rond. A certains moments je l’envie un peu. Je n’ai pas souhaité priver ma chatte de l’expérience fabuleuse de la maternité et je m’imagine qu’elle s’extasie à chacun de leurs mouvements. Mon fils, la serre tout contre lui et elle râle un peu. Kenzo, ressemble à un petit tigre, il s’étend de tout son long, stoïque au côté de sa maîtresse, de sa compagne et de son jeune maître. On écoute de la musique et je rêvasse.

Le petit s’agite alors je le conduis en salle de jeu. Il dessine à la craie au tableau. Je nourris les chats puis je me consacre aux révisons de mes cours de pathologie.

Nous passons à table et c’est dans une ambiance feutrée que nous nous restaurons. Mon fils joue au grand, il boude le siège bébé et s’adosse à la place de son père.

J’offre à mon fils une friandise qu’il déguste dans mes bras quand je le dépose dans son lit avec ses doudous. Il dispose de livres et de petits jeux pour sa sieste. Je prends mon thé et je révise jusqu’à la sortie de sieste de mon fils.

L’ambiance indolente de la journée touche à sa fin. Je m’active. Je fais ma gym alors que le petit s’amuse dans sa chambre.

Je le change et nous retournons à l’école pour chercher la petite. Elle sourit et me tend des marguerites, je l’embrasse, prends son cartable et l’interroge sur sa journée. La belle est prolixe. Le petit est souriant, heureux de retrouver sa compagne de jeux.

Ils se donnent la main et je mémorise cet instant précieux : mes deux têtes blondes complices sur le chemin de l’école. Elle a les cheveux épars qui bouclent sur les pointes. Elle est mince et cambrée. Elle marche un pied légèrement en dedans et ses mollets ronds sont habillés de collants fantaisies. Il ouvre de grands yeux sombres et agite son index pour me montrer des arbres ou des oiseaux. Au soleil, ses prunelles s’éclaircissent, elles sont vert foncé. Je l’aime ainsi avec sa frange  qui couvre ses sourcils et sa coiffure longue de bébé.

Je ne cesse de susurrer « mon bébé » quand je lui adresse la parole, pourtant persuadée qu’il n’a plus l’âge du berceau et des biberons. C’est mon cadet, je ressens le besoin viscéral de le garder encore près de moi, dans la chaleur de mon ventre. Il est particulièrement câlin et sa tendresse apaise mes besoins intenses de couver cet enfant.

Je sers les goûters dans le jardin et je me joins à eux pour une partie de cache- cache dans les fourrés étincelants et dans les bosquets odorants.

Le froid s’installe progressivement et le vent fait claquer la porte de la verrière. Dina surprise fait un bond, Kenzo paisible ouvre une paupière.

Après les bains, j’installe les enfants devant un dessin animé. Pendant ce temps je prépare le repas. Je mets le couvert et regarde les informations. Mon mari revient du travail. Nous passons une soirée agréable en famille.

Bref, ce fut une journée banale mais heureuse, une de ces journées que je renouvellerais volontiers et je m’étais endormie le sourire aux lèvres après avoir ri d’un calembour de mon mari.

 

Ce jour-là, je suis particulièrement concentrée derrière l’écran de l’ordinateur. Je classe des dossiers, je dactylographie des comptes rendus opératoires et des lettres. Mes encadrantes me félicitent pour ma minutie et mon efficacité.

La matinée et l’après-midi  se sont  déroulé tellement vite que mes souvenirs s’effritent. Je me berce dans l’illusion que  mes enfants sont bien gardés par mes parents. Ils sont cajolés en bienveillante compagnie.

Autour de moi, des blouses blanches, des classeurs, des dossiers. Les écouteurs sur les oreilles, les pieds sur les pédales et les doigts pianotant sur le clavier, je m’affaire en faisant le vide autour de moi de peur de laisser des coquilles sur la plage de mon écran.

La sonnerie du téléphone retentit et c’est une encadrante qui décroche. Je l’aime beaucoup. C’est une femme introvertie, sérieuse et cultivée. Elle approche de la cinquantaine mais demeure très soignée. Elle se rend chez le coiffeur tous les mois, s’offre des chaussures régulièrement, elle change de bijoux tous les jours et entretient son corps dans les salles de gym. Elle fait preuve également de coquetterie intellectuelle. Elle orne ses phrases d’un heureux mariage de mots scientifiques et littéraires. Face au chirurgien dont elle gère les consultations, les courriers et les rendez-vous, elle conserve sa dignité lorsqu’il se moque gentiment  de ses petites manies ou de ses petites fautes orthographiques.

C’est d’ailleurs cette secrétaire qui m’a donnée la chatte Dina.

J’écoute d’une oreille distraite la conversation téléphonique. Dans mes oreilles la dictée du chirurgien se mêle à la voix de Claudia. Ça donne un cafouillage céphalogène.

Elle raccroche le téléphone et  me considère gravement.

Je lui demande si j’ai fait une bêtise. J’ai dû commettre une méprise en donnant rendez-vous à une personne un mauvais jour à une mauvaise heure.

« Non, non…Ecoute…Il est arrivé quelque chose à ton fils » soupire-t-elle.

A ces mots, je me saute de ma chaise comme un petit diable sur ressort.  Je bafouille : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Il est où mon fils ?  Tu as eu qui au téléphone ? » (Oui dans l’angoisse je m’exprime mal).

«  Ton mari. Je ne sais pas comment te le dire. C’est que euh…Enfin euh…Oh ! Voilà, ton fils est mort mais on ne sait pas trop de quoi…Son état s’est dégradé rapidement à l’hôpital  »

« Tu veux dire, il est ici ? Je peux le voir ? Il est en réanimation ? Mon mari l’a emmené quand ? Pourquoi il ne m’a rien dit à moi ? Je ne comprends pas, il n’était pas à son travail ? C’était à moi de l’emmener, je suis quand même plus près de l’hôpital ! Qu’est-ce qu’il a mon fils ? Hier il jouait dans le jardin avec sa sœur et cette nuit il était paisible dans son sommeil… »

« Tu ne comprends pas, il est mort. Ton mari ne voulait pas t’affoler inutilement, je suis sincèrement désolée. Il vaut mieux que tu y ailles, il est en réanimation, tu te souviens ? A côté du bloc opératoire. »

Je m’empresse dans les couloirs comme si j’avais encore des chances de sauver Trystan, la chair de ma chair, mon soleil intérieur. Je suis convaincue que son petit cœur bat encore. Les chirurgiens et l’anesthésiste ont dû se tromper. Ou alors son cœur s’est arrêté le temps de faire une pause, rien de bien méchant.

Je croise mon mari éploré, pour la toute première fois, il ne cache pas son chagrin face à moi.  Je le secoue un peu : « il faut faire quelque chose ! ».

Il me prend dans ses bras et murmure entre deux sanglots : « c’est fini, il est parti ». Il pousse un râle plaintif, dégluti pour avaler ses pleurs et me demande si je souhaite le voir.

Je secoue la tête horrifiée : « non, ce n’est pas possible ! Pas comme ça non ! Je veux le voir vivant mais pas comme ça ».

Garder contre mon cœur le souvenir de ses rires, la chaleur de son corps et l’odeur du lait sur sa peau, voilà ce à quoi j’aspirais dans mon malheur.

Je n’étais pas calme comme une pluie mélancolique. J’étais affolée comme si la tragédie se renouvelait chaque seconde et que l’on me déclarait sa mort sans cesse.

J’avais la mémoire d’un poisson rouge qui tourne en rond dans un bocal et s’étonne de la couleur d’une algue synthétique. Moi je m’étonnais à chaque fois de cette mort et j’oubliais ensuite. J’étais dans un état de choc psychologique tel que j’étais complètement désorientée  dans le temps et dans l’espace. Mes tâches se résumaient à l’essentiel, je veux dire m’habiller, faire à manger mais il me semblait que je ne savais plus faire, que j’avais tout oublié.

Je promenais mon âme amputée dans la maison et le souvenir de mon enfant me faisait mal comme un membre fantôme. Il était partout, mais ce n’était pas comme avant. Là c’était l’idée de Trystan mais Trystan m’avait été enlevée.

C’était ainsi que j’appréhendais la chose. Je considérais sa mort comme un enlèvement et les ravisseurs étaient partout. Les ravisseurs c’étaient mes parents qui l’avaient vu sourire à son réveil, me volant ainsi son dernier sourire. Le ravisseur, c’était Maux Passants, c’est ainsi que je surnommais notre médecin généraliste qui avait l’allure d’un littéraire du XIXème siècle avec son front migraineux, ses petites lunettes rondes cerclées d’argent, sa moustache de Bel ami, sa chemise à carreaux, son pantalon droit et ses souliers vernis. J’appréciais beaucoup cet homme illustre, peu loquace face aux inconnus mais très fiable et attentionné quand on le connaissait mieux. Il m’avait enlevée mon petit pour n’avoir pas pu le sauver. Il l’avait envoyé au Diable, croyant bien faire en recommandant à mes parents de le conduire aux Urgences. Peut-être qu’une manipulation l’aurait sauvé ?

Les ravisseurs, c’étaient les ambulanciers qui n’avaient pas su stabiliser son état. Les ravisseurs, c’étaient les blouses blanches, c’était les passants, c’était le monde entier ! J’en voulais au monde entier. J’en voulais à Dieu qui l’avait ramené à lui égoïstement.

J’étais un bouquet de mélancolie, d’angoisse et de colère, tout cela sentait mauvais, une fragrance de sel, de sang et de transpiration, je suais plus que je n’avais sué en trente ans de mon existence. C’était comme une réponse psychologique de mon inconscient face à la crise, je me vidais de mon essence, je me vidais de mon eau, je me déshydratais.

Je passais une semaine, peut être deux à végéter. Je refusais que l’on changât quoi que ce soit à la disposition de la chambre du défunt et de ma fille. D’ailleurs j’avais refusé de dire la vérité à ma fille puisque je refusais moi-même de l’admettre. Mes rares plaisirs résidaient dans ses rires et ses allusions à Trystan. On s’illusionnait dans des projets fantaisistes où Trystan était de la partie. Trystan riait, il me parlait, il grandissait.

Mon mari se raccrochait à ma fille, il pensait très fort à elle pour ne pas penser à Trystan. Cet amour demeurait incommensurable. Ma fille et moi étions son cœur, ce cœur expatrié de son corps lobotomisé.

Lorsque j’amenais ma fille à l’école les enfants me souriaient presque comme avant. Je me blottissais contre le radiateur du couloir comme si mon bébé était encore près de moi. Les enfants me tendaient des fleurs décapitées. Je les serrais fort contre moi en cachant mes larmes contre leur poitrine. J’allais ensuite au magasin et j’achetais des jouets pour ma fille, des peluches et des doudous. De retour de l’école, elle s’asseyait à côté de moi sur le canapé et on jouait ensemble en mêlant nos larmes. Elle avait appelé une de ses peluches « Trystan » c’était un petit poussin tout jaune, tout doux et tout rond. Les jours passants, elle avait deviné.

Avant, pas grand monde ne me parlait parce que j’étais nouvelle dans la région et j’étais réservée malgré mes sourires et ma politesse. Très élégante et l’air de quelqu’un d’affairé, on me pensait pressée. On disait que j’étais noble à cause de mes toilettes et de ma manière de m’exprimer. Certains pensaient que j’habitais le château de Gironde, d’autres me croyaient professeurs ou juriste. La Dame de Gironde, c’est ainsi qu’un enfant m’avait surnommée quand je promenais Marie et Trystan au bord du Lot en petite robe de soie violette.

A présent, j’étais Tristana. Le surnom avait fait l’unanimité.

J’écoutais un vieil album de Mylène Farmer allongée sur le canapé en buvant de la tisane quand Dina s’installa sur moi. Elle ronronnait très fort. Elle sentait le lait, il me semblait que c’était mon fils que je sentais là. Mes instincts de mère me poussaient à serrer très fort la bête. Elle miaulait en tentant de se débattre. Je la libérais pour étouffer mes sanglots sur un oreiller. Elle avait les mamelles saillantes, roses foncées. Bientôt un chaton sortit de ses entrailles, encore emballé dans une poche de liquide amniotique. Je la regardais s’en occuper, déchirer la poche, rompre le cordon ombilical, manger le placenta et laver son museau et son sexe. L’odeur de lait me montait à la tête et j’entendais Mylène Farmer chanter « Adieu Tristana, ton cœur a pris froid ».

Je m’étais retirée dans ma chambre et je me contemplais nue face à mon miroir. Je regardais mon ventre, tout plat, autrefois rond. C’était de là qu’il était venu mon tout petit. Je priais mon ventre pour qu’il me fît revenir mon enfant.

Je revenais douloureusement à la raison en me persuadant que c’était fini, qu’il était parti pour toujours. Je pleurais convulsivement. Je pleurais à inonder ma chambre. Je pleurais et l’angoisse était toujours là…Je pleurais, je pleurais.

« Mon Trystan, je t’aimais, je t’aime et je t’aimerais. Bois à mes larmes, je me vide de mon eau pour toi. Je te donne ma vie, prends-là ».

 

Je me réveillais en pleurant. Il faisait jour et je regardais l’heure affichée sur le radio-réveil : six heures et demi. Je ne comprenais pas, complètement confuse. Je me demandais si c’était le jour ou la nuit. Mon oreiller était mouillé de larmes et  l’angoisse entaillait mon âme. Trystan, je ne pensais qu’à Trystan. Je me demandais si c’était vrai, si je n’avais pas juste rêvé. Je voulais me lever promptement mais je n’en eus point la force. Je me trainais donc jusqu’à la chambre des enfants. C’est à ce moment-là que je vis Trystan assoupi dans son lit, serrant contre lui ses deux doudous. La petite Marie à côté, souriait dans son sommeil.

Je n’osais pas encore me réjouir, ne sachant point si le rêve ou l’illusion du réveil reflétait la réalité. Mon corps était encore plus froid que d’habitude. Je me pinçais très fort et je ressentais une douleur vive.

Mon mari était au salon, je descendais les escaliers pour le rejoindre. Il m’accueillit en m’offrant ses bras : « Tiens qu’est-ce que tu fais là ? Tu es déjà réveillée ? »

Je répondis d’une voix chevrotante en laissant les larmes couler sur mes joues : « J’ai fait un  cauchemar horrible ».

Il me serrait fort, comme il le faisait habituellement avec Marie. «  Dis-moi, c’était quoi ? ».

« Trystan était mort, emporté par une grave maladie ».

Il me répondit alors en frissonnant : « la prochaine fois, garde tes cauchemars pour toi ! ». Il ajouta « Tu l’as vu ? Il va bien ? ».

« Oui il va bien, il dort bien ».

Il resserra son étreinte, rassuré. Il s’apprêtait à partir pour son travail. Je lui recommandais d’être prudent sur la route. Pour une fois, il emmena son portable.

Je m’étais recouchée après un petit détour dans la chambre des enfants. Il me semblait que c’était un lendemain de noël et qu’on venait de me les offrir aux pieds du sapin, une poupée et un poupon, ceux dont je rêvais depuis ma tendre enfance.

Ils étaient tellement beaux que je demeurais à leur chevet, les yeux brillants, la bouche souriante et les bras ballants.

Je remerciais Dieu, je faisais d’éternelles prières de dévote. L’esprit encore un peu fou j’inventais des scénarios complètement farfelus :

Fin alternative n°1 : Ce que j’avais rêvé c’était réellement passé mais Dieu, témoin de ma détresse me rendit mon enfant.

Fin alternative n°2 : En pleine crise de somnambulisme, j’avais franchi un portail dimensionnel. Dans cette dimension Trystan était mort. Puis j’ai retraversé le portail avant de me coucher. Donc si cette éventualité est la bonne, le portail devait se trouver quelque part dans ma chambre.

Fin alternative n°3 : J’ai voyagé dans le temps et mécontente de mon destin, j’ai changé le continum espace –temps.

Fin alternative n°4 : J’ai été sujette à une bouffée délirante et j’ai tout inventé. Mais alors qu’est ce qui est réel ?

Pourtant, il me semblait avoir réellement vécu la mort de mon enfant. Il me semblait que j’avais vécu pendant des années dans la tristesse et même que j’avais vieillis.

Je me levais pour me contempler face à mon miroir. Je m’étais fait quelques cheveux blancs. Mis à part ce petit détail, j’avais tout l’air d’une très jeune femme de soixante ans. Vieillie par le chagrin mais l’âme précieusement gardée dans le corps ferme d’une trentenaire.

J’entendis des miaulements provenant du garage. Je descendis les escaliers. Dina avait mis bas dans une caisse  que je lui avais réservée. Quatre chatons s’abreuvaient du lait de leur mère.

 

 



04/10/2014
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